Savoir entendre les questions de l’enfant
On peut considérer l’enfant comme une page blanche, un ignorant auquel     l’adulte qui sait doit apporter le savoir, ensemble des réponses à     des questions dont l’enfant n’a même pas idée. On peut aussi percevoir     celui-ci comme spontanément curieux de ce vaste monde, et avide d’apprendre     : on commencera alors à entendre ses questions. Car il en pose, et très     tôt. Beaucoup dont nous ignorons les réponses…  scientifiques ou     techniques, certaines métaphysiques, sur lesquelles nous pouvons avoir     quelques idées, bien embarrassantes par leur charge existentielle : celle     de la mort peut arriver dès trois ans !
    Nous prenons rarement les questions des enfants au sérieux, c’est-à-dire     pour les problèmes qu’elles posent : ce ne sont que des questions d’enfants     ! Nous avons l’impression que celui-ci veut accaparer notre attention pour que    nous nous occupions de lui, insiste pour nous capter : nous percevons la fonction     affective de la question, l’appel à une relation privilégiée     à deux (dans la famille ouen classe) ? Nous répondons souvent     à la va-vite, pour que la sollicitation cesse, et nous éteignons     de ce fait (ou pensons avoir éteint) la question. Et soit elle ressurgit     de plus belle, soit nous tarissons le goût de la question,conséquence     dommageable pour la construction chez l’enfant de son rapport au savoir (car     le savoir n’a de sens pour quelqu’un que comme réponse aux questions     qu’il se pose).
    Mais quand nous entendons réellement, et non distraitement la question,     quand son sens nous pénètre, qu’entendons-nous vraiment ? "Maman     (ou maîtresse), tu mourras un jour ?". La question posée est     fondamentale. Je la sens chargéed’une certaine appréhension et     c’est Mon enfant (ou Mon élève). Il me parle de la mort et de     Ma mort à moi : double émotion qui m’immerge dans l’affectivité     sans distanciation.
| Devant cette question de votre enfant, de votre élève,           comment réagissez-vous ?  Que faites-vous ? Que dites-vous ? | 
 Enquête faite, nombre de parents ou d’instituteurs cherchent à     sécuriser, à dédramatiser : "Non je ne mourrai pas"     (mensonge éhonté, déni) ; "Oui mais le plus tard possible"     (pirouette) ; "Oui mais dans longtemps" (en fait qu’en sais-je ?)     etc. Qu’ai-je entendu ? L’appréhension de l’enfant, la peur pourl’enfant,     l’angoisse devant ma propre mort. Je n’ai pas entendu le fond de la question,     l’interrogation sur le caractère mortel de la vie, la signification que     requiert pour l’homme cet aspect constitutif de sa condition, mais l’impact     émotionnel de cette question existentielle. J’ai entendu la question     affectivement, au niveau du vécu, et non conceptuellement, au niveau     du problème. Je ne l’ai pas entendu philosophiquement, maispsychologiquement.     C’est une réaction spontanée, tripale, sur laquelle il faut s’interroger.
    Qu’est-ce que l’on vise quand on répond à une question d’enfant     ? Avoir la tranquillité "pour qu’il arrête avec ses questions",     faire cesser la question ? Le sécuriser psychologiquement, pour apaiser     l’inquiétude de l’ignorance, de l’inconnu, de la peur exprimée     par la question, quitte à abandonnertout rapport de la réponse     à une exigence de vérité, pacifier prenant le pas. Ou contribuer     à ce qu’il se construise une perception du réel plus adéquate     pour comprendre le monde, considérer la question comme un désir     de savoir?
    Les questions des enfants sont spontanées, massives, indissolublement     affectives et cognitives, syncrétiques. Combien de temps l’humanité     a-t-elle mis pourdistinguer une réponse mythique et une réponse     rationnelle à la même question (qu’est-ce que la mort ? "Montée     aux cieux" pour le chrétien, "encéphalogramme plat"     pour le biologiste) ? Combien de temps a-t-il fallu pour entendre une même     question (ex. : peut-on avorter ?) comme un problème de fait (est-ce     techniquement possible ?) ou de droit (est-ce juridiquement autorisé     ? Moralementsouhaitable ?). Pour distinguer une question scientifique, posée     dans un domaine délimité soumis à la preuve démonstrative     en mathématiques, à l’expérimentation ou à la falsification     théorique en physique ou biologie, et une question philosophique, formulée     dans le champ du discours vraisemblable, avec des réponses alternatives     argumentées ?
    L’enfant ne fait pas encore cesdistinctions, il pose ses questions dans une     entièreté originaire, parce qu’en tant qu’homme, il a besoin de     comprendre, de construire du sens face à l’inconnu, l’ignorance, l’absurde.     Et il ne va commencer à entrevoir la portée de son interrogation     que par l’écho que d’autres hommes, et d’abord ses parents, ses maîtres     vont lui renvoyer, en l’amenant symboliquement dans l’humanité questionnante,     en recherche de sens.Face à la question de l’enfant, l’éducateur     choisit, spontanément ou avec réflexion, le registre de sa propre     réaction.
    Vais-je faire comme si je savais, même quand je ne sais pas, comme si     ne pas répondre était une faiblesse dévoilant mon ignorance,     comme si la réponse à une question technique ou scientifique était     une simple question d’opinion ? Est-ce que je pense qu’il fautrépondre     à toute question, pour ne pas laisser l’enfant sur sa faim ? Que toute     question a de toute façon une réponse ? Une réponse unique     ? La mienne quand il s’agit d’options sexuelles, politiques, éthiques,     métaphysiques ? Où vais-je laisser ouvertes ses interrogations     ? Dire qu’elles sont difficiles, ou que je ne sais pas, ou qu’il y a plusieurs     réponses, dont la mienne ? Vais-je laisser chercher l’enfantlui-même,     au lieu de jouer les bouche-trous de son questionnement, lui demander ce qu’il     en pense, chercher avec lui la réponse dans un ouvrage, auprès     d’autres personnes, entrer en discussion sur la question avec lui, avec l’entourage,     devant lui ? On peut ainsi être partagé entre l’envie qu’il sache     et l’envie qu’il cherche. Mais attention : répondre trop vite, trop tôt,     trop définitivement, c’est l’empêcher dechercher lui-même.
    La question de l’enfant dérange : s’adressant au parent ou au maître     -supposé savoir – elle met celui-ci en situation d’auto-évaluation     devant ses certitudes, ses propres doutes, ou l’étendue de son ignorance.     S’inscrivant dans une relation éducative, elle interroge sur l’"     éthique de la réponse " : celle d’une " éthique     de la pensée ", comme rapport de laréponse à la vérité     et à l’erreur ; celle d’une " éthique de la relation ",     comme rapport de la réponse à la franchise et au mensonge.
ENTENDRE PHILOSOPHIQUEMENT
Le plus difficile est d’entendre philosophiquement, et pas seulement     psychologiquement ou scientifiquement, la question. L’entendre     psychologiquement, c’est comprendre la question posée parun sujet singulier     qui a sa propre histoire, pour laquelle cette question résonne d’un sens     particulier. Quand on est parent ou instituteur, et que l’on n’est pas un professionnel     de l’écoute (comme le psychologue), c’est entendre dans la question le     vécu d’un affect qui m’affecte moi-même. J’entends moins le contenu     de sa question que sa racine émotive. Et je bouche le trou de son (mon)     angoisse. Je traite affectivement laquestion.
    Je peux aussi tenter un traitement rationnel de celle-ci. Dans ce cas     j’explique : "Maman mourra comme tout être humain, parce qu’elle     est un être vivant. La mort c’est l’arrêt de la vie (et là,     je pars dans une métaphore adaptée à l’univers de l’enfant)     : comme une machine qui se casse et que l’on ne peut pas réparer".     Je m’appuie sur des connaissances biologiques, avec un registre deformulation     linguistique et conceptuel accessible (en partie inapproprié, car l’être     vivant n’est précisément pas une machine!). Le contenu de la question     sur la mortalité de la vie est ici traité en tant que tel. Il     y a une réponse "scientifique" à la définition     de la mort et on donne des bribes compréhensibles.
    Mais si cette explication peut éclairer par l’apport de connaissance,    elle n’éteint pas la force de la question entendue métaphysiquement.     Connaître les causes de la mort ne me dit rien sur sa finalité,     sinon la science aurait depuis longtemps définitivement éteint     la religion : la mort n’est pas seulement un fait biologique mais un scandale     : pourquoi ma vie finira-t-elle, quelle attitude devant la mort, y-a-t-il un     au-delà ? Que ma mère soit mortelle, cela met enquestion ma solitude     fondamentale, et m’interroge sur mon assomption de la mort, donc sur le sens     de la vie. Devant ces questions, c’est à chacun de cheminer, et personne     ne peut répondre pour un autre, et surtout pas un éducateur qui     voudrait supprimer l’angoisse de cette question pour l’enfant. Ecouter philosophiquement,     c’est ne pas répondre à la place d’un autre. C’est accompagner     simplement le chemin à prendre pourpenser par soi-même et y voir     plus clair. Tout éducateur a à faire le deuil de penser pour l’enfant,     en ses lieu et place, car aucune question métaphysique ne peut être     aussi facilement refermée, et surtout pas par un autre que soi…
| Lamort  Guillaume avait trois ans lorsqu’il vit un dessin animé où           il était question de la mort. Cela l’interpella et il demanda ce           qu’était la mort. Nous étions, lui et moi, à table.           Je ne sais pas quelle idée me vint, mais je pris une banane et           lui expliquais : "tu vois les hommes sont pareils aux bananes. Il           y a la peau que l’on voit et l’intérieur que l’on nevoit pas.           Eh bien ! La mort c’est comme quand on ouvre la banane pour la manger           : on jette la peau à la poubelle parce qu’elle ne sert plus et           on garde l’intérieur. Chez nous l’intérieur s’appelle l’âme.           Le jour de notre mort, on va mettre notre peau au cimetière mais           notre âme ne va pas être mangée, elle va aller voyager           ailleurs pour découvrir autre chose". D.K. | |
| Comment la réponse est-elle entendue ? Quel type de réponse est faite ? | |