Philotozzi L'apprentissage du Philosopher

Atelier philosophique sur l’individualisme contemporain

Narbonne – 2006/2007

Les textes ci-dessous ont été écrits au cours d’un atelier de philosophie informel destiné à mieux comprendre l’individualisme contemporain, regroupant 8 personnes, entre septembre 2006 et avril 2007, après (sauf le premier, écrit pour lancer l’atelier) chaque séance mensuelle.

Chaque texte a été nourri par les discussions du groupe au cours d’une séance. Il n’a pas été cherché de ce fait à supprimer les répétitions, les textes se superposant au fur et à mesure des discussions et de l’écriture qui s’ensuivait.

Le principe de cet atelier informel, qui dure depuis octobre 1997, est de se choisir pour une ou plusieurs séances un thème ou une question d’ordre philosophique, enrichi parfois par des apports externes (textes), d’en discuter en commun puis d’écrire un texte pendant ou après la séance.

Michel Tozzi 1er janvier 2008

L’individualisme contemporain (texte 1)

J’entends par « individualisme », dans les sociétés contemporaines dites développées, une tendance sociétale lourde : le sentiment très partagé d’être un individu à part, distinct de tout autre, original, qui tient à être respecté comme personne, pris en compte dans son existence et sa différence par autrui et les normes des groupes auxquels il appartient. Cet individu ressent un fort besoin de liberté par rapport aux autres, toute loi comme une contrainte possible qui peut empiéter sur sa liberté d’agir selon ses désirs. Il tient pour valeurs l’épanouissement personnel, le souci de soi, l’hédonisme du plaisir et de la consommation, l’engagement révocable, revendique le droit d’exprimer ses émotions et ses idées, de vivre sa vie comme il l’entend et de se réaliser pleinement sur cette terre.

On trouve pêle-mêle dans cette émergence de l’individu (post?) moderne des traces de la reconnaissance judéo-chrétienne de la personne ; de l’idéologie démocratique du respect des droits de chaque homme et de chaque citoyen ; de la subjectivité pensante et transformatrice chez Descartes ; de l’homme comme sujet dans la psychologie moderne ; de l’influence anarchiste de l’individu comme base de la société ; de la mort de Dieu qui libère de certains tabous et laisse à l’homme le libre choix de son existence etc.

L’individualisme ainsi entendu est ambigu.

- D’un côté il semble positif de sortir l’individu de l’assujettissement, de l’oppression de l’institution et de normativités imposées, de laisser se déployer la liberté et la responsabilité de sujets qui choisissent et s’assument, discutent, négocient leurs relations, déterminent le sens de leur vie.

- D’un autre le sentiment d’être le centre de l’existence et le créateur de ses valeurs et de sa vie fragilise le sens structurant de la transmission et de l’intériorisation de limites, et relativisent les normes communes, le consensus sur les valeurs devient plus dificile; la désinstitutionnalisation des sujets rend plus problématique la coexistence, affaiblit la consistance du lien social (civilité), fondement du lien politique (citoyenneté).

Certes l’égocentrisme ne conduit pas inéluctablement à l’égoïsme : on peut chercher son plaisir avec les autres, tout en ne nuisant à personne. Plus que jamais l’individu moderne, moins porté par les institutions, a besoin d’amour (la famille-refuge), d’amants, d’amis, de relations pour exister. Revendiquant d’être différent, il se sent seul de son espèce, est cerné par la solitude, et cherche le contact électif. Mais l’indifférence guette au-delà des proches, le privé (vie personnelle, loisirs) l’emporte sur le public, la dimension sociale (ex : le travail) et politique (le citoyen) de la personne peut moins se développer. Avec le culte de la spontanéité, du présent, de l’authenticité, l’engagement est plus émotionnel (ex : dans l’humanitaire), à durée limitée (multiplication des divorces).

On peut se demander si ce sentiment de liberté n’est pas quelque part une illusion, l’ignorance de ses déterminismes psychiques (inconscients cf. psychanalyse), sociaux, culturels, propre à ceux des classes moyennes qui dans la vie tirent leur épingle du jeu (analyse marxiste). La situation du marché de l’emploi et de l’insécurité sociale rappelle le principe de réalité économique (exploitation capitaliste), qui semble enfermer l’individu dans un processus de précarisation. L’exacerbation du désir par l’idéologie de la consommation (le bonheur par le toujours plus) semble tenir de la tyrannie de l’avoir plus que de l’accroissement de l’être.

A-t-on mesuré à quel point le sentiment de liberté accroît celui de responsabilité, donc de culpabilité ? Si c’est mon choix et que j’échoue, je suis comptable de ma vie, c’est donc de ma faute (et plus celui de Dieu, de mes parents, de la société…). A quel point l’impératif de jouissance et de réalisation accentue les déconvenues, la « fatigue de soi », le développement de la dépression, l’angoisse de la mort face à laquelle on se sent seul ? A quel point le primat du narcissisme multiplie les blessures ?

Un monde d’égaux fondé sur des egos rend perceptible la moindre différence, et fait jouer à fond dans une démocratie la rivalité mimétique (Girard) : pourquoi le voisin et pas moi ? Cette moindre différence accentue aussi le communautarisme, qui est un individualisme de groupe : je me rassemble avec certains, qui constituent mon identité d’appartenance, parce que je diffère d’autres.

Il n’est pas facile d’être solidaire dans un monde fondé sur la concurrence économique, sportive, affective, sociale (« L’enfer c’est les autres » Sartre). Autrui menace ma liberté d’individu par les hiérarchies inégalitaires de fait et la revendication de sa liberté à mes dépens. Il est donc pour moi un éventuel coupable dont je suis la victime possible. Et vice versa. La course à la liberté individuelle instaure un processus de victimisation, qui fait appel au renforcement de la loi, qui diminue d’autant la liberté individuelle de chacun. Ainsi s’instaure une société « libérale-répressive ». Car je veux à la fois plus de liberté, donc moins de loi, et plus de sécurité, donc plus de loi.

L’individu est paradoxal. Car il se pose au départ comme séparé. Faut-il alors s’étonner des problèmes que lui pose la relation ?

Michel Tozzi 4-09-06

Individualisme (texte 2)

Du débat sur mon premier texte, j’ai retenu quelques points de ce premier débat de débroussaillage :

- La notion d’individualisme n’est pas facile à définir. C’est un mot en isme, qui traduit une abtraction. Est-ce une tendance sociétale constatée, au sens sociologique ; une façon contemporaine de se structurer, au sens psychologique ; une doctrine philosophique (on peut penser à certains courants de l’hédonisme, à certains courant de l’anarchisme) : des aspects éthiques et /ou politiques sont alors convoqués ; un jugement dépréciatif porté sur des comportements (on évoque l’égoïsme) ?

- On a associé à la notion les concepts d’individu, de personne, d’individuation, d’individualisation, on pourrait ajouter individualité, personnalité… et aussi par opposition les notions de collectif, de lien social ou politique. Fut posé le rapport de l’individu et de l’individualisme au désir, à l’autre, à la loi, à telle ou telle conception de la liberté (liberté-caprice du « c’est mon choix ! », liberté réfléchie de la délibération et assumée de ses actes), de la responsabilité.

- Des (hypo)thèses sont apparues : l’individualisme serait historiquement lié à l’émergence politique de la démocratie. Il faut les idées de liberté individuelle et d’égalité entre individus pour se ressentir comme un individu qui a des droits, et doit être respecté par autrui et la société. La généralisation du sentiment de mépris, d’être méprisé, serait un indicateur de ce sentiment d’individualité, en revendiquant le respect de sa personne, de son intégrité physique et psychique, de sa dignité.

- L’individualisme semble aussi lié à l’émergence économique du capitalisme, qui s’adresse à la force de travail contractualisée avec des individus-producteurs (exploités), aux désirs (aliénés) d’individus-consommateurs.

- Questions qui s’ensuivent : l’individualisme serait-il un progrès adaptatif dans une phase historique où l’on aurait moins besoin vitalement des autres ? Un progrès moral de reconnaissance progressive de la personnalité de chacun, qui doit compter pour un ? Une réaction de refus d’être déconsidéré, instrumentalisé comme travailleur, consommateur, électeur : ce serait alors au contraire un effet de la « lutte pour la reconnaissance » (Hegel) ?

- Une question radicale est aussi posée : l’individualisme pose l’individu comme premier en fait et en droit. La société serait constituée d’individus agrégés dont le problème est de vivre ensemble. Mais ce qui est premier, est-ce l’individu ou l’indifférenciation (Freud, Wallon), d’où émerge l’individualisation des sujets ? C’est le lien, le symbolique qui serait dans cette deuxième hypothèse la matrice de l’individu, et non ce qu’il aurait à construire.

- D’où vient en tout cas ce sentiment d’être un individu , qui est bien réel?

Personne ne peut jouir, souffrir ou mourir à ma place.

- De notre nature biologique, qui nous isole physiquement à la naissance de notre mère, avec un corps séparé des autres par un sac-peau délimitant un intérieur/extérieur, être vivant indivisible qui forme un tout, dont la forme évolue mais se maintient dans le temps, avec un instinct de conservation vital, et une combinaison génétique pareille à nul autre être vivant ? Nous sommes biologiquement seul de notre genre… Mais en même temps nous sommes un système ouvert, à base d’échanges permanents, physiques (ex : respiration) et sociaux…

- De notre texture sociale, qui nous individualise à l’état civil avec des empreintes qui empêchent toute confusion avec autrui (Il faut savoir par exemple qui est le père ou le coupable !) ? Mais nous avons aussi besoin d’autrui…

Ce concept mou d’individualisme, qu’est-ce qu’il dit de moi, des autres, de la société ?

Qu’est-ce aussi qu’il veut me faire dire, à supposer qu’il soit le produit d’une idéologie politique mystificatrice, ou un effet de mon imaginaire psychique ?

Michel 7-09-06

Individualisme (3)

Eloge de l’individualisme

Si l’on entend par individualisme la revendication d’un individu d’être reconnu comme une personne digne de respect dans son originalité et sa différence, et porteuse d’un certain nombre de droits en tant qu’homme et citoyen, on peut dire que l’individualisme est une tendance sociétale lourde de la modernité.

C’est le fruit d’un long cheminement historique en occident, qui a vu le héros grec qui s’individualise en se détachant du chœur dans la tragédie, puis le concept judéo-chrétien de personne qui émerge comme fils de Dieu et frère des hommes, puis la conception moderne du sujet cartésien de l’être pensant, au centre de sa propre pensée comme esprit critique, à la fois personnel et universel ; jusqu’à l’individu révolutionnaire, citoyen d’un Etat de droit, fraternel et solidaire, ou l’individu anarchiste, base et fondement de la construction sociale et politique, et jusqu’au sujet singulier freudien…

On assiste donc à une émergence progressive dans l’histoire de l’idée d’individu, de sa reconnaissance psychologique (un sujet au développement progressif et à la personnalité propre), éthique (un sujet autonome, doué de liberté et responsable de ses actes), et politique (un citoyen avec des droits individuels et collectifs), qui peut être considérée comme positive car porteuse de valeurs humanistes.

Cette idée d’individu serait à défendre contre toute tentative qui tendrait à mépriser son originalité et sa différence, humilier sa dignité, le priver de sa liberté et de ses droits. L’individualisme serait ainsi congruent avec l’idée démocratique, qui doit faire respecter tout individu quels que soient ses origines familiales ou ethnique, sa religion, ses idées, son sexe etc.

Critique de l’individualisme

Si l’on entend par individualisme la posture qui met l’ego de l’individu au centre de son propre monde et du monde tout court (egocentrisme), qui le met en place de toute la place, cette posture montre vite ses limites tant psychologiques qu’éthiques ou politiques.

L’individu revendique, pour avoir une place, la liberté, mais pour avoir toute la place, qu’il estime devoir être sa place, il lui faut une liberté absolue, puisque les autres bornent et limitent sa place. Il revendique aussi l’égalité chaque fois qu’il n’a pas la même place que les autres, ou une place qu’il estime inférieure. Mais l’égalité ne lui suffit pas, puisqu’elle laisse une place aux autres. Il veut donc être plus « égal » que les autres, le premier dans l’égalité. Il y a donc des droits pour lui, et des devoirs pour les autres à son égard. Jamais il ne revendiquera un devoir : il n’a, ou ne revendique que des droits. Sinon il se proclame victime.

Il n’existe pas, dans cette liberté sans responsabilité, d’éthique de la réciprocité. On a annulé toute dette, on veut recevoir sans donner, prendre sans rien abandonner, ne vivre du lien social que pour sa propre jouissance, en instrumentalisant autrui. C’est la posture de la toute puissance : le caprice de l’enfant, et le pouvoir arbitraire du tyran.

Mais l’enflure fait boursouflure, quand on grossit sans grandir. Et la grenouille ne peut jouer le bœuf.

L’individu hait son ego à proportion de ce qu’il l’aime. Il se mésestime à proportion de sa surestimation, se dévalorise à proportion de sa survalorisation. A vouloir être et devenir tout, on finit par n’être presque rien, car on ne peut que se décevoir, confronté aux limites du réel et de soi-même.

Psychologiquement, la dépression est le retour lucide d’une survalorisation dépréciée par soi ou/et les autres. Car un être fini peut-il être un jour à la hauteur de que qu’il voudrait devenir, s’il veut être le plus beau, le plus intelligent, le plus savant, le plus riche, le plus puissant…? Toute la question de l’équilibre, psychologique et ontologique, de la visée du bonheur personnel, la question de la sagesse même, est de savoir quelle doit être ma place, toute ma place mais rien que ma place, de définir la place qui convient et me convient, d’être à ma juste place. Et l’éthique ajoute : à une place juste.

Il me faut donc apprendre, dans l’individualisme contemporain, à travailler avec et sur le surdimensionnement moderne de l’ego, qui me rend d’autant plus fragile à mes yeux que je suis Narcisse, d’autant plus vulnérable et si facilement blessé que les autres dégonflent ma baudruche. Redimensionner le miroir grossissant, relativiser ma perspective, déplacer mon point de vue et me décentrer, écouter l’autre en moi et dialoguer avec sa découverte de moi, sa lucidité. La modestie détache du surinvestissement sur soi-même, car elle prend la mesure d’un être contingent et limité, en le ramenant à ses vraies proportions. Alors la sagesse peut devenir une voie, car la vérité sur soi amène à s’accepter humain : pas moins, pas plus.

Atec phi Michel 2-10-06

Individualisme (4)

L’individualisme, c’est le comportement et le sentiment, qui s’explicitent ou tendent à se justifier avec la prise de conscience, de « quelqu’un qui n’est pas quiconque » (Lacan), qui se pose, au-delà de ce qui lui ressemble ou le rassemble, comme séparé des autres, dans son unité et son unicité, comme être différent, original, irréductible dans sa radicale altérité, c’est-à-dire sujet singulier. Cette singularité (biologique avec son marqueur propre, psychologique avec sa personnalité, idiosyncrasique), me rend sinon irremplaçable, car les places (fonction, statut, rôle etc.) sont substituables, du moins bio-psycho-sociologiquement inclonable (une place est substituable, jamais un sujet), car un sujet peut ressembler à un autre (fascination du vrai jumeau), être égal en droit à un autre, mais il est non-identique, insuperposable en fait, ensemble à un seul élément, unique en son genre, un seul, un, seul. D’où le fantasme de la duplication, de la répétition du même, du clonage, pour réintroduire de l’autre dans cette solitude ontologique.

Cette singularité de l’unique exemplaire dont je suis le collectionneur peut nous exalter par son originalité, sa liberté, son écart, sa créativité. Elle peut nous déprimer par la frayeur métaphysique et psychologique de l’isolement, du sans commune mesure, de l’impartageable, de l’étrangeté de moi pour les autres, et pour moi de l’Autre et des autres, dont je serai à jamais manquant. Elle donne l’idée du héros, du sage, de l’artiste et du saint, splendides dans leur exceptionnalité, mais aussi celle du fou enfermé dans son monde, ou de l’exclu privé de lien dans sa marginalité.

Il y a dans cet individualisme un présupposé non interrogé : l’individu serait premier. D’abord l’individu, et l’individu d’abord. C’est un défi à la psychologie (la fusion serait première et l’individualisation par différenciation seconde), à la politique (le vivre ensemble implique du ressemblant pour rassembler), à l’éthique (qui n’a de sens que dans et par le rapport à l’autre, y compris l’autre en soi)…

Michel

Individualisme (5)

On peut soutenir que l’individu est déterminé dans ses pratiques à son insu (l’insu est du non su), par les désirs de son inconscient (Freud, Lacan), l’idéologie de la classe sociale dominante (Marx), ou son habitus social, « matrice » de ces pratiques (Bourdieu). La « liberté » n’est alors que l’ignorance de ses déterminismes : une illusion. L’individualisme, comme proclamation d’un individu libre (de nature avant qu’il ne soit contraint par la société, et de droit, ce qui fonde ses revendications dès qu’il est dominé), comme on le trouve par exemple dans certaines doctrines anarchistes, serait alors une mystification.

On peut penser aussi, et ce n’est pas forcément contradictoire, que l’on peut relativement prendre conscience de ces influences, et préserver chez chaque individu, précisément parce que c’est un être de conscience et de volonté, une capacité de choix, une responsabilité de ses actes individuels, fondement d’une éthique personnelle et condition de l’imputabilité juridique d’une action à son auteur dans le droit moderne.

Certains philosophes, comme Sartre, vont même jusqu’à affirmer une liberté ontologique absolue, transcendant tout déterminisme. De leur côté, certains sociologues (Garfinkel, Giddens), soutiennent que l’accroissement de la « réflexivité » (qui semble une modalité de la conscience et de la liberté de penser), est une caractéristique propre à l’individu moderne.

Ce développement d’un individu réflexif pourrait s’expliquer par le « déclin des institutions » (Dubet), l’affaiblissement de la tradition, d’une normativité transcendantale ou groupale. Moins formaté par des réponses instituées (vivre ensemble = se marier pour la vie ou l’éternité), l’individu verrait s’ouvrir un champ des possibles (séparation de corps, divorce, union libre, concubinage, pacs…), introduisant une liberté de choix, une réflexion. Emergerait un « homme pluriel » (Lahire), aux appartenances multiples, non unifié, morcelé, appelé par cette hétérogénéité à bricoler le sens de son existence, en instaurant en son sein un espace privé de discussion avec soi, de façon à construire une identité complexe, articulée à une histoire plus aléatoire, parsemée de bifurcations.

On se demandera si l’on n’est pas alors encore piégé par une injonction sociétale à commenter sa vie personnelle, associative, professionnelle. Témoins par exemple la nécessité d’analyser ses pratiques du métier, voire sa personnalité pour s’accompagner dans sa carrière : mémoire professionnel en IUFM, bilan de compétences, dossier de validation des acquis de l’expérience (VAE) où l’on doit nommer ses acquis, savoir parler de soi dans un recrutement etc.

La crise du sens et de la verticalité somme l’individu moderne à choisir ce qui vaut pour lui. Mais pourquoi ne s’y retrouverait-il pas dans cet apport d’intelligibilité sur le soi personnel et professionnel ? La réflexivité chez l’être humain, si elle renforce la clarté, l’intelligence, l’éclairage des choix, n’est-elle pas à encourager ?

Cette ambivalence d’une réflexivité à la fois socialement contrainte et individuellement assumée reflète la complexité de l’homme « condamné au sens ».

« L’individu réflexif » est amené à « faire société avec lui-même ». Cette posture le condamne-t-il à l’horizontalité ? Peut-il y avoir sens sans verticalité ? Peut-on par la réflexivité se fonder soi-même ? Est-ce possible, et souhaitable ?

Michel 4/12/06

Individualisme et reconnaissance (6)

Comme lent processus historique en occident, et tendance sociétale lourde, on peut définir l’individualisme comme une vision du monde collective où chacun est perçu comme un être singulier, et la société comme une agrégation d’individus à faire coexister. Au niveau personnel, c’est dans le cadre de cette perception globale, une posture où chacun a tendance à être fortement, au contraire des sociétés holistiques, centré sur son ego, critère essentiel de la valeur de son existence.

Mais dès lors que je suis d’abord un individu singulier, original et distinct des autres, se pose le problème de ma reliance : pour exister ontologiquement dans mon rapport à autrui, mon moi-je individu cherche à être connu et reconnu. Le primat de l’être comme individu pose la question de sa reconnaissance (sa « naissance » aux yeux d’autrui). Car ce qui menace l’individu, c’est sa solitude existentielle, une inexistence sociale, affective, que ce soit sous la figure de l’indifférence, qui le rend transparent, invisible (ne pas être vu, entendu, écouté), ou du mépris, de l’irrespect, dénégation de sa dignité … Ne pas être reconnu est une souffrance : non reconnu, je suis en souffrance de l’autre, comme un paquet en souffrance : un-être-là-sans-l’autre, oublié.

Dans une société d’individus travaillée par l’idéal démocratique, où la moindre différence est perçue comme une inégalité et une injustice, s’instaure même une lutte pour la reconnaissance : si tu es plus « égal », plus regardé ou plus écouté que moi, je suis méconnu.

L’individu va donc mettre en œuvre pour exister des stratégies pour sa reconnaissance. Elles peuvent être multiples : se rendre intéressant pour autrui, voire faire l’intéressant pour attirer l’attention et se faire remarquer pour sortir de l’anonymat, se distinguer, faire la différence (compétition), chercher le charisme, séduire, réussir, être performant, devenir le plus beau, le plus intelligent, le plus riche, le plus fort, le plus puissant, le plus influent, le plus rusé…

Autre stratégie : puisque chacun tend à s’en foutre d’autrui (dérive égoïstique de l’égocentrisme), il faut apprendre à savoir l’apitoyer, capter son regard ou son oreille… Sortir du silence de l’espace privé, dire sa souffrance à l’autre, l’exposer même publiquement, voire la mettre en scène, la médiatiser, pour éventuellement culpabiliser. La souffrance qui fait écho aujourd’hui de ce point de vue, c’est celle de la victime, qui attire la compassion.

Nous sommes dans une période de reconnaissance de la victime (enfant incesté, femme battue, noir ex-colonisé, sans logement, etc.), avec même des concurrences (plus victime que moi tu as le droit de te plaindre et d’être reconnu). Faire la monstration qu’on est victime est éthiquement et politiquement correct, c’est aujourd’hui forcer la reconnaissance d’une parole, d’une dignité blessée, d’une mémoire à réhabiliter, d’une identité niée : juridiquement, socialement, financièrement, historiquement, etc.

Pourquoi la victime émeut-elle autant dans la période ? Pourquoi la souffrance est-elle devenue médiatique ? Pourquoi au lieu de parler de dominé, d’opprimé, d’exploité, d’injustice, on parle maintenant de victime et de souffrance ? Psychologisation et moralisation, au lieu d’idéologisation et de politisation ? On ne se révolte plus, on se plaint et se fait plaindre. Identification compassionnelle des individus qui, dans une société de l’aléa et du risque, se voient imaginairement dans le miroir de leur victimisation potentielle ? Un individu qui se veut toujours plus égal, libre et sécure est une victime potentielle pour tous les autres, qui sont coupables d’en vouloir autant…

Michel 8-01-07

Individualisme (7)

L’homme n’advient comme sujet que parce qu’il est reconnu par autrui.

  • Reconnaissance civile de ma naissance à la mairie, qui me donne un nom (la reconnaissance passe par une nomination, une inscription symbolique et matérielle dans le langage), c’est à dire une identité à la fois familiale et sociale. La reconnaissance est naissance à l’identité : être reconnu, c’est se re-connaître : je deviens quelqu’un, et qui n’est pas quiconque (Lacan), aux yeux d’autrui et à mes propres yeux. Et en même temps que je deviens “ fils de ”, l’homme qui me reconnaît advient à la paternité (c’est par le fils qu’un homme devient père, on ne naît pas père, on le devient) : la reconnaissance est en ce sens co-naissance, naissance simultanée du fils et du père. Comme je deviens époux lorsque je te reconnais comme ma femme, en un oui performatif : nous co-naissons ainsi au statut de mariés par une reconnaissance réciproque. De même, se reconnaître comme fils de Dieu, et être par le baptème reconnu par Dieu comme le reconnaissant, c’est advenir comme sujet spirituel, et frère de tous les hommes.
  • Etre reconnu (avoir une reconnaissance) crée une obligation d’être reconnaissant, d’avoir de la reconnaissance, une reconnaissance de dette. Je dois pour et parce qu’on m’a donné, même paradoxalement pour ce que je n’ai pas demandé (la vie). Un don doit être assumé, même s’il est encombrant (on peut quand même juridiquement refuser les dettes d’un héritage, mais on doit assistance à ses parents…) : pas facile d’être “ fils de ” quelqu’un de célèbre, ou d’un salaud ! Mais la dés-affiliation volontaire (démissionner de son parti, changer de nom…) peut être difficile, car c’est il s’agit de la désinscription symbolique d’une partie de soi.
  • La reconnaissance affilie, d’où la souffrance de l’a-filiation (fils de personne : naissance sous x), ou de la dés-affiliation subie (licenciement, exclusion…). Car le déficit de reconnaissance altère le statut de sujet comme sujet. D’où le désir d’affiliation (adhérer à un groupe), de ré-affiliation (retrouver son père), comme processus d’intégration dans l’autre d’une histoire, d’une famille, d’une communauté, d’un territoire… Et plus globalement s’exprime, dès qu’il y a ce déficit, une lutte pour la reconnaissance.
  • L’autobiographie est une reconnaissance de soi adressée à la reconnaissance des autres :

une (re) naissance à soi-même, par la reconnaissance d’être un sujet qui, par sa parole, se réaffilie à sa propre histoire, et gagne l’estime de lui-même ;

une connaissance de soi à nouveaux frais par l’écriture, processus de subjectivation qui m’objective à mes propres yeux.

  • La reconnaissance moderne de la victime, qui l’autorise à proférer la parole blessée d’un sujet que l’on va enfin écouter, la réinscrit comme sujet par le droit à la réparation. Mais l’instrumentalisation actuelle du processus de victimisation peut être politiquement suspecte si l’exigence légitime de justice venait à être oblitérée par la complaisance psychologisante d’une souffrance exhibée.

Michel 11-02-07

Individualisme (8)

L’individu (humain), étymologiquement, c’est ce qui est indivisible (le contraire du sujet divisé de la psychanalyse !) : un homme coupé en deux, ce n’est pas deux hommes, mais deux moitié du cadavre d’un seul homme ; il forme une unité et une totalité. Sa forme se maintient pérenne biologiquement grosso modo (processus de vieillissement cependant), malgré les changements et l’influence du milieu, auquel il s’adapte dans certaines conditions.

L’individu apparaît donc d’abord comme séparé de l’extérieur et donc des autres, dans sa totalité relativement autonome, même s’il est relié à l’éco-système. Comme individu biologique, je suis radicalement à nul autre pareil, même vrai jumeau, avec mon marqueur indélébile d’ADN, qui signe ma spécificité, donc ma différence. Je suis original, irréductible quelque part au même, Autre, particulier, irremplaçable au sens strict, insubstituable, même par un clone, fantasme de l’identique strict.

Cette singularité qui me particularise fait de moi quelqu’un qui n’est pas quiconque mais un seul, un spécimen unique, rare, sans mesure commune, case entière et à part, dans le sac de sa peau, et la nuance de sa personnalité.

Cela peut m’enchanter, et je pourrai célébrer en artiste autocentré mon idiosynchrasie, car je je suis, en dépit de mes ressemblances, appartenances, communautés, l’Unique comme dit l’anarchiste Stirner, qui peut de plus devenir (c’est la tendance moderne) auteur qui fait « oeuvre de lui-même » (Pestalozzi).

Mais cet enchantement est tragique, car seul, ensemble à l’unique élément (malgré toutes les intersections recherchées, souvent désespérément recherchées !), je suis frappé du sceau de la solitude, condamné à être seul : personne ne peut décider, jouir, souffrir ou mourir à ma place. C’est une solitude constitutive, ontologique. Je suis seul en la place qui est la mienne, ce corps, ma vie… Des milliards à être tous seuls, ça fait une immense illusion d’un déjà vu, d’un près de moi ; mais pas longtemps : c’est le ressenti philosophiquement pertinent de celui qui se sent d’autant plus seul qu’il est dans une foule immense. « Condamné à être libre », car personne ne peut se substituer dit Sartre à ma totale liberté, condamné aussi à mourir seul, même si on me tient la main.

Le destin d’une solitude ontologique, c’est le tragique de la condition humaine : il faut faire avec. Cela s’appelle l’amour, l’amitié, la fraternité, la solidarité, la charité, l’altruisme, l’humanitaire, le communautarisme, la fabrication du proche, du prochain, du fusionnel, du même, du clone ; ou au contraire trouver désirable la différence, pour sortir de sa monade (Leibniz), percer portes et fenêtres, aérer sa bulle. Ce en quoi le racisme se trompe alors de stratégie.

Michel

Individualisme (9)

1) Nous définissons l’individualisme comme :

- la conscience d’être une subjectivité singulière, différente des autres, originale et unique en son genre ; individualité qui revendique d’être reconnue, et reconnue comme telle par les autres : psychologiquement dans sa personnalité, pour exister affectivement et socialement ; juridiquement dans ses droits, avec condamnation et/ou réparation pour tout préjudice subi comme victime ; politiquement comme citoyen, qui doit avoir la parole, être consulté ; éthiquement, comme personne à qui on doit le respect d’une dignité humaine…

- Le sentiment et la volonté d’être au centre de son propre monde (posture psychologiquement égocentrique, qui peut dériver éthiquement en égoïsme) ; avec le souhait de l’aménager au mieux de ses désirs (hédonisme, consumérisme), et de ses intérêts (pragmatisme, utilitarisme).

- Une ambivalence : entre la griserie d’une liberté qui décide et le poids d’une responsabilité qui doit assumer ; entre la toute puissance d’être le centre de son monde et la souffrance de n’être pas le centre du monde ; entre l’exaltation d’une originalité et le tragique d’une solitude.

2) Nous faisons l’hypothèse, largement confirmée par des philosophes, sociologues et psychologues, que l’individualisme est une tendance sociétale lourde de la modernité.

- Dans les faits : prise en compte dans la famille de la personnalité de l’enfant, voire de son caprice (l’enfant-roi, l’enfant-tyran); dans l’école de l’élève, au centre du système éducatif, qui doit avoir un « projet personnel » ; mise en avant dans l’entreprise et la société de l’initiative individuelle, du mérite, de la réussite personnelle, comme de l’imputation de l’échec (si je réussis, je suis un héros, si j’échoue, c’est de ma faute) ; reconnaissance juridico-politique des droits de l’individu dans une société démocratique, et corrélativement de la responsabilité civile et pénale de ses actes, etc.

- Dans les têtes (voir définition) : je me perçois comme individu et le revendique.

Reste à l’assumer. La dépression est la maladie de l’individualisme, de la sous estime de soi, par échec de la toute puissance, difficulté à s’assumer comme individu autosuffisant, en panne relationnelle, narcissiquement blessé et dépassé par l’injonction d’être soi-même, de valoir par soi seul, de supposé-jouir : la psychothérapie s’avère comme la prise en compte de cette souffrance d’un sujet singulier qui « ne s’en croit plus ». L’insécurité est la peur d’un individu pour son intégrité physique (mes biens prolongeant mon corps) et psychique. Le jeunisme est l’angoisse d’un individu qui ne veut ni vieillir ni mourir. La demande actuelle de philosophie est le symptôme d’un individu qui cherche du sens au-delà d’un moi-je sans dimension collective ou transcendante.

3) Deuxième hypothèse : nous ne pouvons pas ne pas être traversé, travaillé en tant qu’individu par l’individualisme, quoi que nous en pensions. Avec son côté positif : l’efficace d’une volonté, la joie d’une liberté, l’éthique d’une responsabilité, le pouvoir sur sa vie, la reconnaissance d’être une personne… Et son côté pesant, voire dramatique : devoir rendre des comptes, être désigné comme coupable, être et se sentir seul au monde, construire laborieusement son rapport à autrui, mourir pour de vrai et de bon.

L’individualisme, c’est ce paquet ambivalent, dont il n’est pas simple de démêler, théoriquement et encore plus pratiquement, le bon grain de l’ivrée.

La question est de faire avec, de pratiquer du tri sélectif, de réaménager : dans la perspective d’un équilibre psychologique personnel, d’une vie bonne, d’une éthique de la responsabilité, d’une cité juste. Quelle place pour l’autre chez un individu qui se leurre d’une toute puissance imaginaire alors qu’il est manquant de l’Autre ? Quelle appréciation de notre finitude pour intégrer le principe de réalité ? Comment contrebalancer ce repli sur soi pour s’ouvrir à l’autre et à l’environnement ? Quel « bricolage ontologique » pour un individu non, ou pas seulement individualiste ?

Michel 14-04-07

Laisser un commentaire


google

couk